Ces écrivains qui partent en croisade
Amis, Rushdie, McEwan : ces trois romanciers véhiculent l’idée que l’islam est une menace pour l’Occident, accuse le journaliste Ziauddin Sardar.
Le paysage littéraire britannique est dominé par trois écrivains : Martin Amis, Salman Rushdie et Ian McEwan. Tous trois s’intéressent à une question cruciale de notre temps : le terrorisme. Amis a même publié une sorte de manifeste de ce qu’il appelle l’“horrorisme”. Malgré des styles différents, la démarche et les opinions des trois hommes témoignent d’un positionnement similaire : ils forment l’avant-garde des néoconservateurs de la littérature britannique, autrement dit des blitcons [British literary neocons, néoconservateurs littéraires britanniques]. Les blitcons proposent la panacée à la condition humaine. Ils profitent de leur célébrité pour promouvoir un programme politique mondial. Ils sont les premiers non pas à saisir l’influence que la fiction peut avoir sur la politique, mais à mesurer le pouvoir mondial qu’elle revêt aujourd’hui, sa capacité à attirer notre attention dans une direction donnée.
L’œuvre des blitcons est fondée sur trois prétentions unidimensionnelles. La première est la suprématie absolue de la culture américaine : la fiction des blitcons est l’orientalisme du XXIe siècle, dans lequel la suprématie du concept américain de liberté remplace celle de l’Occident en général. La deuxième prétention est que l’islam est la plus grande menace pour cette idée de la civilisation. La méfiance et l’aversion de Salman Rushdie à l’égard de l’islam sont évidentes dans Les Enfants de minuit (1981), La Honte (1983) et Les Versets sataniques (1988). Dans le premier ouvrage, certaines références à cette religion peuvent paraître délibérément offensantes. Dans La Honte, Rushdie décrit l’islam comme une mythologie incapable de résister à un examen rigoureux et, dans Les Versets sataniques, comme une véritable abomination. Ce roman imagine une vie alternative du prophète Mahomet en se fondant à la fois sur des faits historiques et sur tous les clichés orientalistes imaginables. Il laisse entendre que l’islam, en tant que produit des illusions paranoïaques d’un marchand violent et pervers, va à l’encontre de toutes les valeurs reçues. Ce message est repris avec encore plus de force dans Shalimar le clown (2005), dont le personnage principal est un sympathique saltimbanque qui se mue en terroriste enragé. Qu’est-ce qui déclenche chez lui une telle fureur ? L’infidélité de sa femme et le fanatisme d’un “mollah d’acier” qui oblige ses fidèles à construire des mosquées et à dissimuler leurs épouses sous des burqas. Dans le monde de Rushdie, une interprétation humaine de l’islam est totalement exclue.
L’idée que la religion et la culture islamiques sont une menace pour notre civilisation sous-tend également The Last Days of Muhammad Atta [Les derniers jours de Mohammed Atta], une nouvelle de Martin Amis publiée en avril 2006 dans The New Yorker. Alors qu’il se dirige vers les Tours jumelles, Mohammed Atta pense au paradis : “Ah oui, les vierges ! Six douzaines de vierges ! Il avait lu dans un magazine que le mot ‘vierges’, dans le Livre saint, était une mauvaise traduction de l’araméen et qu’il s’agissait en fait de ‘raisins’. Abdulaziz, Marwan, Ziad et les autres ne seraient pas vraiment enchantés, à leur arrivée au Jardin, de trouver des petits packs de Sultanas Sun-Maid (habituellement par lots de 72)” [l’auteur joue sur le mot “sultana”, qui désigne à la fois l’épouse d’un sultan et une variété de raisin].
L’idée qu’un texte sacré repose sur une ridicule erreur de traduction est une plaisanterie éculée. Le but est de donner du Coran une image absurde – tellement absurde qu’elle ne motive même pas Atta, l’homme qui a décidé de sacrifier sa vie et celle de beaucoup d’autres. Mais pourquoi cet homme haïssait-il les Etats-Unis ? Etait-il animé d’un sentiment d’injustice ? Le dépeindre ainsi demanderait une imagination fertile. Pour Amis, Atta est devenu un djihadiste simplement parce que c’était “l’idée la plus charismatique de sa génération”. Mais c’était un djihadiste mû par un défaut propre à l’islam : la haine des femmes. En particulier d’une femme qu’il avait vue un jour dans un avion : une hôtesse de l’air “d’une sensualité répugnante”. Il ne souhaitait qu’une chose : lui faire mal. De même que Rushdie considère l’islam comme une religion si imparfaite qu’elle ne peut être interprétée de façon humaine, Amis est incapable de l’aborder à un autre niveau que celui de la (mauvaise) plaisanterie.
Une incapacité à concevoir des musulmans normaux
La troisième idée des blitcons est que non seulement les concepts américains de liberté et de démocratie sont justes, mais qu’ils devraient être imposés au reste du monde. Le surprenant passage de la gauche à la droite opéré par Rushdie ces vingt dernières années montre à quel point cette conviction est devenue centrale dans la pensée de ces écrivains. L’œuvre de Rushdie est plus nuancée que celles d’Amis ou de McEwan et, dans les années 1980, il était même un partisan déclaré du multiculturalisme. Mais tout a changé en 1989, lorsque l’ayatollah Khomeyni, rendu furieux par Les Versets sataniques, a lancé une fatwa le condamnant à mort. Vers cette époque, Rushdie a divisé le monde en deux : d’un côté, l’obscurité de la religion ; de l’autre, les lumières de la laïcité. Quand il s’est installé à New York, dans les années 1990, les Etats-Unis sont devenus pour lui l’incarnation de la laïcité idéale. Dans ses chroniques parues dans The New York Times et reprises dans Franchissez la ligne… (2002), il dénonce l’offensive antiaméricaine comme “une accablante sottise” et un “relativisme moral de bon apôtre”.
Le principal essai du recueil présente la civilisation américaine comme une frontière qui, en ce début du XXIe siècle, s’est étendue au monde entier, permettant au pays de revendiquer n’importe quelle région du globe. Que la disparité de la puissance permette aux Etats-Unis de se comporter avec le reste du monde comme ils l’ont fait avec les Amérindiens est une ironie qui lui échappe. Au nom de la liberté américaine, “nous devons envoyer nos guerriers de l’ombre contre les leurs”, écrit Rushdie.
McEwan ne perçoit pas le monde en des termes aussi manichéens. Son roman Samedi (2006) est assez subtil pour lancer une mise en garde à la fois contre l’interventionnisme et l’isolationnisme. Mais cela n’empêche pas l’auteur de prendre parti : défendre la paix, écrit-il, revient à prendre parti pour la torture. Selon lui, la génération iPod ne sait rien des génocides et de la torture, des fosses communes et des Etats totalitaires créés par les islamistes. En dernière analyse, les “nazis religieux” vont provoquer l’effondrement de la civilisation occidentale.
Amis est beaucoup plus direct. Pour lui, le Hamas et le Hezbollah sont l’incarnation du mal, puisqu’ils représentent l’“islamisme”, qui, écrit-il dans le journal en ligne Jewish Chronicle, est un culte “vil et malveillant”, “si virulent, irrationnel et exterminateur” qu’on peut le comparer au IIIe Reich. Aucune tentative n’est faite pour comprendre pourquoi notre époque a donné naissance à des organisations comme le Hamas et le Hezbollah : leur apparition n’a rien à voir avec la politique israélienne ou américaine, ni avec les conflits des cinquante dernières années. On préfère les présenter comme des mouvements inexplicables, irrationnels, sans rapport avec la géopolitique et la réalité. C’est ce que fait Amis dans “L’âge de l’horrorisme” [publié dans The Observer en septembre 2006]. S’appuyant sur des citations de néoconservateurs américains comme Paul Berman et Bernard Lewis, il observe que les attentats suicides motivés par la religion sont un phénomène spécifique à l’islam – le fruit d’une malveillance absolue.
Un autre exercice manifestement hors de portée des blitcons est l’introduction de personnages “exotiques” dans leurs romans et diatribes, je veux parler de la majorité des musulmans, des gens qui croient en autre chose que l’islam tel que le conçoivent les blitcons, des gens qui mènent une vie normale dans les rues de Bradford, de Karachi ou de Jakarta. Amis n’a manifestement jamais rencontré un musulman ordinaire dans sa vie. Mais je mens. Il en a rencontré un. Dans “L’âge de l’horrorisme”, il écrit qu’à Jérusalem il s’est trouvé confronté à la “malveillance absolue” d’un islamiste, le portier du dôme du Rocher. Il raconte comment, alors qu’il voulait pénétrer dans la mosquée un jour où le calendrier l’interdisait – en réalité, ce genre d’interdiction n’existe pas –, le portier s’est métamorphosé . “Son visage, jusque-là cordial et calme, s’est figé comme un masque, et ce masque me disait qu’il avait maintenant une raison de nous tuer, moi, ma femme et mes enfants.”
Des expressions du visage expliquent peut-être l’affirmation d’Amis selon laquelle une seule chose ne cadre pas avec le multiculturalisme britannique : l’islam. Que fait-il de tous les médecins, professeurs, policiers, hommes d’affaires, chefs d’entreprise, banquiers, conseillers juridiques, universitaires, scientifiques et écrivains, ainsi que des postiers, boulangers et fabricants de bougeoirs qui sont des musulmans britanniques, mènent une vie ordinaire et apportent leur contribution à la société ? Peut-être devraient-ils changer d’expression et afficher un plus large sourire face à la vague d’islamophobie qu’ils doivent endurer.
* Journaliste, écrivain et membre de la Commission pour l’égalité et les droits de l’homme du Royaume-Uni.
Ziauddin Sardar
New Statesman
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