Union Sacrée
POLITIQUE • Cette union sacrée que Berlin nous envieEn politique étrangère, les Français se serrent les coudes alors que les Allemands multiplient les polémiques. Surtout lorsqu’il s’agit d’envoyer des soldats.Sur la question libanaise, l’Allemagne et la France sont apparemment d’accord : les deux pays sont favorables à une force internationale de maintien de la paix ; et tous deux hésitent maintenant à envoyer leurs soldats. Cette réserve est toutefois inspirée par des motifs bien différents de chaque côté du Rhin. Et le débat prend un tour très différent en Allemagne et en France. Côté français, on applique dans ce cas précis la même règle d’or que pour toute autre question de politique étrangère : on se serre les coudes pour affermir la position de la France à l’extérieur. La campagne électorale pour l’élection présidentielle, qui a déjà démarré, ne touche donc pas au Liban.Cette situation est très agréable pour le président Chirac, qui récolte dans tout le pays un soutien inconditionnel pour sa gestion de la crise du Proche-Orient. Il a même eu droit à des éloges sans réserve de la part de François Hollande, le chef du Parti socialiste et de l’opposition, pour son attitude “honorable”. A l’UMP, dans les propres rangs du parti du président, nul ne songerait à critiquer la politique libanaise du gouvernement, d’autant qu’elle rencontre, d’après les sondages, le soutien de la grande majorité de la population.En France, “jouer les Stoiber” [du nom d’Edmund Stoiber, président de la CSU, le Parti social-chrétien de Bavière, opposé à un engagement armé de la Bundeswehr au Proche-Orient] n’offre aucun avantage. Aucun homme politique français n’oserait mettre des bâtons dans les roues au chef du gouvernement sur une importante question de politique étrangère, comme l’a fait le ministre-président bavarois ces dernières semaines vis-à-vis de la chancelière. Une telle attitude serait très mal perçue, ne serait-ce que parce qu’elle donnerait l’impression de dissensions internes et risquerait d’affaiblir l’image du pays à l’étranger.La peur de renouer avec un sinistre passéAllemands et Français ont décidément une conception fondamentalement différente du rôle que leur pays doit jouer sur la scène internationale. En Allemagne, il est toujours d’usage de considérer avec suspicion les missions de maintien de la paix de la Bundeswehr sur les autres continents. Les Allemands ne vont-ils pas se remettre à jouer les gendarmes du monde et à renouer avec un sinistre passé ? La Bundeswehr est-elle en mesure de remplir ces missions dangereuses malgré la faiblesse de son équipement ? Que valent ces interventions dans des régions lointaines, à part un coût élevé et le risque de perdre des soldats ?Ces doutes largement répandus en Allemagne sont étrangers aux Français. Pour les citoyens de l’ancienne puissance coloniale, il va de soi que les forces armées doivent afficher leur présence sur l’ensemble du globe pour assurer l’influence internationale de la France. Contrairement aux Allemands, les Français ne voient pas de problème de principe à ce que 15 000 soldats soient engagés et puissent intervenir dans des conflits armés pour maintenir la paix. Une mission dans laquelle les soldats français risquent leur vie doit, il est vrai, présenter un intérêt stratégique pour la France. Le pays attend du président qu’il soupèse les risques militaires et le profit politique à tirer d’une telle intervention. Au Liban, selon l’analyse de Chirac, la France exposerait ses soldats à des risques disproportionnés en raison de l’extrême tension des relations entre Paris et Damas. Pour la Syrie, la France n’est pas un intermédiaire neutre entre Israël et le Hezbollah. Les soldats français risqueraient donc très vite de servir de cible au Hezbollah, allié à la Syrie. Les craintes présidentielles sont partagées par tous les experts en France.Chirac n’a pas précisé s’il comptait envoyer davantage de soldats au Liban dès lors que la situation se serait améliorée. Par une présence militaire accrue, il pourrait remédier à la perte d’influence de la France au Liban, pays ami de longue date. Pour atteindre ce but, il peut compter sur un large consensus intérieur. La politique étrangère allemande en revanche n’a ni l’un ni l’autre : ni objectif ni consensus.Ruth Berschens Handelsblatt
Abbas Beydoun à propos du Liban
Abbas Beydoun à propos du Liban ABBAS BEYDOUN • Pourquoi mon pays est en ruine Il y a deux guerres : celle contre le Hezbollah et celle contre le projet démocratique libanais, explique le poète Abbas Beydoun. Nous devrions nous débarrasser d’un poids verbal qui consiste à dire : tout cela est la faute de l’ennemi ! Les détracteurs les plus acharnés du Hezbollah comme ses plus fervents partisans utilisent la même expression. Avant même les premiers bombardements, ils avaient déjà donné un nom à tout ce qui allait suivre. Avant même le premier massacre, ils rappelaient déjà Cana [le bombardement israélien de 1996 sur un refuge de l’ONU, qui avait fait plus de 100 morts civils]. C’est l’ennemi et c’est toujours la même histoire. Tout ce qui adviendra confirmera ce que nous savons déjà à satiété. Ce n’est qu’un retour à la case départ. L’expérience que nous pourrions tirer des événements, nous ne la voyons pas. “Tout cela est la faute de l’ennemi !” disent-ils. Mais ils oublient que ce consensus est la survivance d’un discours politique artificiel, d’une idéologie de la tutelle, de la révérence au voisin syrien, de l’égard pour les frères chiites qui tiennent haut la bannière de la résistance. Pourtant, il y a bien deux camps, l’un en faveur de la guerre et l’autre pour la paix. Le premier tient à ce que la guerre s’enflamme. L’autre appelle à la paix dans la région, même s’il n’ose parler de réconciliation. Il se contente donc d’appeler au cessez-le-feu. Ce sont deux camps clairement distincts. Il est évident que le projet du 14 mars [2005, “révolution de velours” qui mit un terme à l’occupation militaire syrienne], celui des avocats d’un Etat libanais qui se déferait de la contrainte de la solidarité panarabe, est un projet de paix. Tout comme il est clair que les chiites et leurs partis politiques appartiennent au camp de la guerre. C’est là l’origine de notre dualité interne. Avant l’offensive israélienne, l’expression “l’ennemi” était de plus en plus devenue une pure formule de rhétorique réconciliatrice, symbole verbal d’une alliance transcendant les partis. Cela pourrait laisser penser que c’est nous qui avons ouvert les hostilités et que l’agression d’Israël est une riposte adéquate. Mais ce n’est pas ce que nous enseigne la guerre d’aujourd’hui. Ce qu’elle nous enseigne, c’est qu’Israël voulait que nous soyons des ennemis et nous a traités comme tels. Israël et les Etats-Unis savaient pourtant parfaitement que la majorité des Libanais est pour la paix et ne veut pas la guerre. Ils savaient parfaitement que le retrait syrien représentait le premier pas pour rompre avec une idéologique belliqueuse et hostile, et que ce pays avait un projet de paix. Si ce projet avait réussi, il aurait brisé un maillon de la chaîne qui encercle Israël, parce qu’il aurait largement dépassé les étroites frontières du Liban pour rayonner sur l’ensemble de la région. Israël a détruit cette chance. Il n’a pas seulement déclaré la guerre à la puissance militaire qui lui est hostile, mais à quiconque vit au quotidien au Liban. Il s’est employé à dévaster le projet pacifique libanais jusque dans ses fondations. Israël a détruit des ponts, des routes et d’autres infrastructures qui n’étaient pas des voies de ravitaillement pour le Hezbollah, mais des jonctions qui auraient permis au projet pacifique de s’articuler. Israël a pris des civils pour cibles et déclenché un massacre en s’abritant derrière le prétexte que les habitations visées pouvaient dissimuler des roquettes. Comme si on pouvait cacher des roquettes dans des chambres à coucher ! Comme si le Hezbollah était assez naïf pour transbahuter des roquettes d’un immeuble d’habitation de quatorze étages à un autre ! Dans ce cas, les voisins n’auraient pas d’autre sujet de commérage et l’information serait arrivée à la vitesse de l’éclair aux agents secrets israéliens. Cette offensive ne peut avoir d’autre objectif que de briser la colonne vertébrale de toute une société et la mettre à terre pour le long terme. Une agression préméditée et aveugle qui ne fait pas la distinction entre le civil et le militaire. Manifestement, Israël n’a foi en aucun projet de paix dans la région. Tel-Aviv nous considère comme l’ennemi et voit chaque renaissance libanaise comme un danger potentiel. Nous parlons et Israël agit. Nous parlons de “guerre” et Israël la fait. Nous lui fournissons de quoi justifier ses actes à ses propres yeux et aux yeux du monde, et nous-mêmes ne sommes que des braillards. Dire que la guerre est entre la résistance [le Hezbollah] et Israël n’est pas faux. Mais c’est réducteur. Une telle guerre se limiterait à un petit nombre de combattants invisibles qui lancent des roquettes à partir de leurs caches. En réalité, cette guerre vise le projet démocratique libanais. Israël a entrepris de détruire l’ensemble de la vie politique libanaise. Même si les armes du Hezbollah sont anéanties, cette guerre laissera derrière elle une situation nettement plus explosive. Les gens normaux ont le sentiment d’être abandonnés, désarmés face aux attaques des avions qui traversent le ciel dégagé et infini. Là où frappent les avions, il n’y a pas de héros, et là où les héros se trouvent, les avions ne viennent pas. Autrement dit : les combattants ne sont pas là où sont les impuissants et vice versa. Ce sont deux guerres opposées, pourquoi donc les regroupons-nous rhétoriquement en une seule ? Non, ce n’est pas toujours la même histoire qui se répète Qui regarde la télévision découvre immédiatement les deux visions, la souffrance de la majorité sur LBC ou Future TV [chaînes libanaises], et le triomphe de la résistance sur Al-Manar, la chaîne du Hezbollah. Sur cette dernière, il n’est question que de l’attaque contre le bâtiment de la marine israélienne et des tirs sur Haïfa. Voilà ce que clame la propagande : nous sommes les premiers à avoir pu frapper si profondément Israël, eux n’ont touché aucun de nos bâtiments de combat, ils n’ont tiré aucune roquette sur nous. Dans ce calcul, les paramètres de la souffrance, de la terreur et de la destruction sont presque inexistants. Ils semblent ne pas faire partie de l’affrontement entre Israël et le Hezbollah. C’est pourquoi, avec un tel calcul, la résistance ne peut que sortir victorieuse, car personne ne lui impute la souffrance et l’humiliation collectives. Comparées aux missiles de Saddam Hussein, dont deux seulement atteignirent le territoire d’Israël, les roquettes du Hezbollah donnent l’impression d’être une merveille. Pour beaucoup d’Arabes, ces succès assurément symboliques suffiront. Depuis 1948 [première guerre israélo-arabe, qui aboutit à la création de l’Etat d’Israël], les Arabes vivent dans l’attente de la guerre. Depuis, leurs sociétés ne sont que des armées qui obéissent aux ordres et aux soldats. Tout écart est vu comme une défaite, comme une trahison. Les gouvernements sont des conseils de guerre qui règnent à coups d’ordres, sans discussions. Depuis 1948, cette caricature militariste de l’Etat paralyse notre vie publique et politique, sans que nous ayons jamais gagné une seule bataille. Mais, si nous avons brossé de nous-mêmes un portrait guerrier, si nous nous sommes projetés dans des hallucinations belliqueuses, c’est sur notre sol qu’ont eu lieu les guerres. Il en a été ainsi de 1956 à 1967, voire jusqu’aux deux guerres du Golfe. Le Hezbollah rompt avec cette symbolique. Il ne se contente pas de discourir, il veut vraiment la guerre et parvient même à la porter sur le sol ennemi. Rien que pour cela, aux yeux des Arabes, le Hezbollah est le vainqueur, tant il ne fait aucun doute qu’ils appelaient de leurs vœux un tel symbole. Il reste toutefois à se poser une question : et ensuite ? On dit volontiers que les Libanais n’assument jamais la responsabilité de ce qui leur arrive et rejettent toujours la faute sur les acteurs étrangers. A l’origine cliché de la propagande panarabe, ce modèle, simple et convaincant, a été adopté par les partisans du 14 mars. A vrai dire, le retrait des Syriens aurait dû être considéré comme un facteur de stabilisation, mais les fidèles du 14 mars préfèrent attribuer tout nouveau revers de la fortune à une quelconque conspiration syrienne. Tout processus d’ouverture politique, toute prise de conscience, toute autocritique est freinée par l’affirmation que le Hezbollah n’agirait que sous la direction des Syriens et des Iraniens. Le douloureux rappel de l’appartenance arabe du Liban En réalité, le Hezbollah représente un tiers des Libanais. C’est un acteur essentiel de la vie politique du pays. Pourquoi n’y voir qu’un instrument, pourquoi nier qu’il a ses propres objectifs, ses propres intérêts ? Certes, le Hezbollah ne considère pas la dépendance vis-à-vis de Téhéran comme un reproche. C’est un parti religieux chiite et en tant que tel il s’intègre à l’ordre spirituel hiérarchique de la communauté chiite, qui transcende les frontières nationales. Mais le Hezbollah n’est pas un intrus étranger. Par conséquent, il est irréfléchi de ne voir dans tout cela que des calculs irano-syriens. Malheureusement, cette idée n’est pas le seul fait des Américains, elle est également partagée par les dirigeants politiques de la majorité libanaise. Nous devrions nous défaire du concept d’identité. D’aucuns soulignent qu’à chaque conflit nous avons redécouvert notre appartenance au monde arabe, de façon aussi douloureuse que coûteuse. Mais toutes les crises que nous avons connues ne sont pas dues à des trahisons de l’idéologie panarabe ou à des politiques pro-occidentales. D’autres en ont fait autant et cela n’a empêché ni le Koweït, ni l’Egypte, ni le Maroc, ni l’Irak d’être heureux dans leur identité arabe. Comment y sont-ils parvenus ? Pourquoi le Liban devrait-il être le seul Etat à souffrir pour faire la preuve de son identité ? Pourquoi le prix à payer est-il toujours si élevé ? Pourquoi le Liban est-il le seul à ne pouvoir profiter de la lumière ? Abbas Beydoun As Safir