Thursday, April 27, 2006

Diversité Culturelle

LES IDENTITÉS A L’HEURE DE LA MONDIALISATION • La diversité culturelle, une fausse bonne idée

Préserver un large éventail de modes de vie est une bonne chose. Mais attention à ne pas enfermer les individus dans des différences auxquelles ils cherchent à échapper. La réflexion du philosophe anglo-ghanéen Kwame Anthony Appiah.
Je suis assis avec ma mère sous la véranda d’un palais. Devant nous, sous un dais, un trône vide aux accoudoirs et aux pieds en cuivre repoussé, le dossier et l’assise habillés d’une soie noir et or. De part et d’autre des marches menant au trône, des gens – des hommes, pour la plupart – sont assis sur de petits tabourets en bois sculpté. La corne de bélier retentit, annonçant l’arrivée du roi des Ashantis. Tout le monde se lève. Puis, lorsque le souverain a pris place sur son trône, nous nous rasseyons. Un chœur entonne des chants à sa gloire. C’est la cérémonie du mercredi à Kumasi, la ville du Ghana où j’ai grandi.
Un étranger trouvera la scène insolite, exotique même, et imaginera peut-être que cette cérémonie pittoresque appartient au passé africain. Pourtant, juste avant l’arrivée du roi, on a entendu sonner des téléphones portables, et les réunions qui se tiennent dans le bureau attenant à la véranda portent sur des sujets on ne peut plus contemporains : le sida, les besoins éducatifs des enfants du XXIe siècle, l’enseignement des sciences et des technologies à l’université locale. Quand vient mon tour d’être officiellement présenté, le roi m’interroge sur l’université Princeton, où j’enseigne. Je lui demande s’il envisage bientôt un voyage aux Etats-Unis. Dans quelques semaines, répond-il. Il a rendez-vous avec le directeur de la Banque mondiale.
Avec les années, le palais royal de Kumasi s’est beaucoup agrandi. Quand j’étais enfant, nous allions souvent rendre visite au souverain de l’époque, qui n’était autre que mon grand-oncle par alliance. Il vivait dans la petite résidence que les Britanniques avaient autorisé son prédécesseur à construire à son retour des Seychelles, où il avait été déporté. Ce bâtiment est aujourd’hui un musée, écrasé par l’énorme bâtisse voisine que fit par la suite ériger son successeur et où réside l’actuel souverain. Les Britanniques, peuple auquel appartient ma mère, ont conquis le royaume ashanti au début du xxe siècle ; aujourd’hui, à l’aube du xxie siècle, le palais royal ressemble à ce qu’il devait être au xixe, un centre de pouvoir. Le président du Ghana appartient à ce monde, lui aussi. Il est né juste en face du palais, dans une famille du clan royal des Oyokos. Mais il appartient également à d’autres mondes : il a fait ses études à Oxford et il est catholique.
Que penser de tout cela ? Le jour de la cérémonie du mercredi à Kumasi, j’ai vu des visiteurs anglais et américains grimacer face à ce qu’ils estiment être une intrusion de la modernité dans des rituels traditionnels et intemporels – preuve supplémentaire, pensent-ils, de la tendance à l’uniformisation qui sévit dans le monde moderne. Ils réagissent comme un assistant réalisateur qui sur un tournage doit veiller à ce que les figurants d’un péplum ne portent pas de montre au poignet. Et ces puristes sont légion. Ces deux dernières années, les membres de l’UNESCO ont consacré beaucoup de temps à tenter d’élaborer une convention sur la protection et la promotion de la diversité culturelle. (Le texte a finalement été adopté le 20 octobre 2005, lors de la session plénière de la conférence générale de l’UNESCO.) Les rédacteurs du projet jugeaient que “les processus de mondialisation […] représentent un défi pour la diversité culturelle, notamment au regard des risques de déséquilibres entre pays riches et pays pauvres”. Ce qu’ils redoutent, c’est que les valeurs de la culture de masse occidentale, telles des mauvaises herbes, finissent par étouffer la flore autochtone de la planète.
Les contradictions ne manquent pas dans ce raisonnement, car le même document prend soin de souligner l’importance de la libre circulation des idées, de la liberté de pensée et d’expression et des droits de l’homme. Au bout du compte, qu’est-ce qui est le plus important : les cultures ou les individus ? Dans un monde où Kumasi et New York se rapprochent irrésistiblement, il devient difficile de définir une éthique de la mondialisation.
La bonne démarche, à mon sens, est de s’intéresser aux individus et non aux nations, aux tribus ou aux peuples. Peu importe le nom que l’on donne à ce principe, mais en hommage à Diogène, le cynique grec du ive siècle av. J.-C., premier philosophe à se revendiquer “citoyen du monde”, nous pourrions parler de cosmopolitisme. Les “cosmopolitistes” accordent de l’importance aux différences culturelles, tout simplement parce qu’ils accordent de l’importance aux choix que font les individus. Mais, dans la mesure où ils ne s’intéressent pas seulement à la diversité culturelle, ils ont le sentiment que nombre de critiques de la mondialisation se trompent de cible.
Oui, la mondialisation peut produire de l’homogénéité. Mais elle peut aussi la détruire. On le voit à Kumasi comme ailleurs. Kumasi est tout sauf homogène. Je peux vous trouver des familles anglaises, allemandes, chinoises, syriennes, libanaises, burkinabés, ivoiriennes, nigérianes, indiennes… Je peux vous trouver des Ashantis dont les ancêtres sont établis ici depuis des siècles, mais aussi des Haoussas, dont la présence remonte aussi à plusieurs siècles. Il y a des gens venant des quatre coins du Ghana, qui parlent des dizaines de langues. Mais si l’on sort de Kumasi et que l’on quitte les grands axes pour emprunter l’une de ces routes en latérite criblées de nids-de-poule, on tombe facilement sur des villages relativement “monoculturels”. La plupart des habitants sont allés à Kumasi et ont vu le monde polyglotte et bariolé de la grande ville. Mais là où ils vivent, on ne parle qu’une langue dans la vie de tous les jours (plus l’anglais à l’école publique). On a un mode de vie agraire, fondé sur des cultures traditionnelles comme l’igname et sur d’autres plus nouvelles comme le cacao, introduit à la fin du XIXe siècle et destiné à l’exportation.
Quand les gens parlent de l’homogénéité qu’induit la mondialisation, ils veulent dire que, même ici, les villageois ont la radio ; même ici, ils savent qui sont Ronaldo, Mike Tyson ou Tupac Shakur ; même ici, ils boivent de la Guinness et du Coca-Cola. Mais le fait qu’ils aient accès à tout cela a-t-il rendu leur village plus homogène ou moins homogène ? Et que peut-on déduire du fait qu’ils boivent du Coca-Cola ?

Il est vrai que les enclaves d’homogénéité que l’on trouve de nos jours au royaume ashanti ou en Pennsylvanie sont moins typées qu’elles ne l’étaient il y a un siècle, et c’est tant mieux. Elles sont en effet plus nombreuses à avoir accès à des médicaments efficaces ou à l’eau potable, ou bien encore à s’être dotées d’écoles. Et lorsqu’elles n’ont pas tout cela, comme c’est encore trop souvent le cas, il faut le déplorer plutôt que s’en réjouir. Et quand bien même elles auraient perdu un peu de leur différence, elles en inventent constamment de nouvelles formes : de nouvelles coiffures, un nouvel argot et même, de temps en temps, une nouvelle religion. Personne ne peut dire que les villages du monde deviennent tous similaires.
Alors pourquoi leurs habitants ont-ils parfois l’impression que leur identité est menacée ? Parce que le monde – leur monde – change sous l’impulsion de l’économie mondiale et que certains n’aiment pas cela. Mais ce sont surtout les rapports personnels qui changent. Quand mon père était jeune, un villageois cultivait un lopin de terre que le chef lui avait concédé, et son clan maternel travaillait avec lui. Quand il fallait construire une nouvelle maison, c’était lui qui dirigeait les travaux. Il veillait en outre à habiller et à nourrir sa famille, à envoyer les enfants à l’école, à organiser et à financer les mariages et les enterrements. Il pouvait espérer léguer sa ferme et ses responsabilités à la génération suivante. Aujourd’hui, rien n’est plus pareil. Le cours du cacao n’a pas suivi l’évolution du coût de la vie. La hausse du prix de l’essence a renchéri le transport des récoltes. De nouvelles opportunités s’offrent aux jeunes dans les villes, dans d’autres régions du pays, dans d’autres parties du monde. Il fut un temps où l’on aurait sans doute pu les obliger à rester au village. Aujourd’hui, on les laisse partir, peut-être pour chercher du travail dans l’un des tout récents centres informatiques de la capitale, Accra. Quoi qu’il en soit, on ne gagne plus assez bien sa vie au village pour les nourrir, les habiller et les envoyer à l’école. L’époque où une famille pouvait vivre du travail de la terre est donc révolue, et ceux qui étaient installés dans ce mode de vie sont aussi tristes de le voir disparaître que les agriculteurs américains dont les terres sont absorbées par des géants de l’industrie agroalimentaire. Nous pouvons compatir. Mais nous n’avons pas le droit de contraindre leurs enfants à rester sous prétexte de protéger l’authenticité de leur culture, et nous n’avons pas les moyens de subventionner indéfiniment des milliers d’îlots d’homogénéité qui ne sont plus judicieux d’un point de vue économique.
Nous n’avons du reste aucune bonne raison de le faire. Si nous voulons préserver un large éventail de modes de vie humains parce que cela donne aux individus libres la possibilité de mener leur vie comme ils l’entendent, nous ne pouvons en revanche pas imposer la diversité en enfermant les individus dans des différences auxquelles ils cherchent à échapper.
Même en partant du principe que les individus ne doivent pas être contraints de maintenir les vieilles pratiques culturelles, on pourrait penser que les cosmopolitistes se rangent du côté de ceux qui s’emploient à “sauvegarder la culture” et à résister à “l’impérialisme culturel”. Or ces slogans cachent souvent des principes pour le moins curieux. Aider des gens à perpétuer des expressions artistiques auxquelles ils tiennent est une chose. Je suis pour les festivals de bardes gallois financés par le Conseil gallois des arts. Vive le Centre culturel national du Ghana à Kumasi, qui propose des cours de danse et des percussions akans traditionnelles, très appréciés et très fréquentés ! Continuons à préserver le vieux norrois et les manuscrits anciens chinois et éthiopiens. Enregistrons les récits oraux des Malais, des Massaïs et des Maoris. Tout cela est très précieux.

Mais préserver la culture – comprise au sens de ces artefacts culturels –, ce n’est pas la même chose que préserver des cultures. Or c’est souvent ce que font les tenants de la préservation, quand ils œuvrent pour que les Hulis de Papouasie-Nouvelle-Guinée (ou les sikhs de Toronto) conservent l’authenticité de leurs coutumes. Mais d’abord, qu’est-ce qui fait l’authenticité d’une expression culturelle ? Faut-il cesser d’exporter des casquettes de base-ball au Vietnam afin que les Zaos puissent continuer à porter leurs coiffes colorées ? Pourquoi ne pas demander leur avis aux Zaos ? N’est-ce pas à eux de choisir ?
“Ils n’ont pas vraiment le choix”, vous diront les partisans de la préservation culturelle. “Nous avons inondé leurs marchés de vêtements occidentaux à trois sous, et ils n’ont plus les moyens de s’offrir les soies qu’ils portaient autrefois. S’ils pouvaient faire ce qu’ils veulent, ils porteraient encore leurs costumes traditionnels.” Soit, mais on ne parle plus là d’authenticité. Ce que l’on dit, c’est qu’ils n’ont pas les moyens de faire quelque chose qu’ils aimeraient vraiment faire, quelque chose qui est l’expression d’une identité à laquelle ils tiennent et qu’ils veulent sauvegarder. C’est un problème réel, qui touche beaucoup de populations : les gens n’ont pas les moyens de vivre la vie qu’ils aimeraient mener. Mais s’ils s’enrichissent et qu’ils continuent à porter des tee-shirts, alors, c’est leur choix. Parler d’authenticité revient finalement à dire aux autres ce qu’ils doivent apprécier dans leurs traditions.
Chercher une culture ayant préservé son authenticité première réserve au demeurant bien des surprises. Les pagnes imprimés que beaucoup considèrent comme typiques de l’Afrique de l’Ouest ont été introduits au xixe siècle avec les batiks javanais, exportés et souvent même produits par les Hollandais. En Namibie, l’habit traditionnel des femmes hereros est dérivé de celui des missionnaires allemands du xixe siècle. Il en va de même pour les kente ghanéens que l’on tisse depuis deux siècles dans la petite ville de Bonwire : la soie a toujours été produite en Asie et importée en Afrique par les Européens. Ce qui est aujourd’hui une tradition fut un jour une innovation. Est-ce là une raison pour la disqualifier en tant que tradition ? Jusqu’où doit-on remonter ? Faut-il condamner les étudiants de l’université des sciences et technologies de Kumasi, qui, pour la cérémonie de remise des diplômes, portent des toges anglo-saxonnes doublées de kente à rayures ? Les cultures sont faites de continuités et de changements, et l’identité d’une société peut survivre à ces changements. Les sociétés qui n’évoluent pas ne sont pas authentiques. Elles sont tout simplement mortes.

Les défenseurs de la préservation brandissent souvent en guise d’argument l’épouvantail de l’impérialisme culturel. Leur raisonnement est grosso modo le suivant : il y a un capitalisme mondial, qui part d’un centre et rayonne vers une périphérie. Au centre – en Europe et aux Etats-Unis –, il y a un ensemble de multinationales, dont certaines appartiennent à l’industrie des médias. Les produits qu’elles vendent aux quatre coins de la planète suscitent des désirs qui ne peuvent être satisfaits que par leur acquisition et leur utilisation. Elles le font explicitement à travers la publicité, mais aussi, plus insidieusement, en saupoudrant les films et les séries télévisées de messages implicites. Herbert Schiller [1919-2000], l’un des critiques les plus virulents de “l’impérialisme culturel des médias”, affirmait ainsi que “l’imagerie et les perspectives culturelles de la classe dirigeante au centre façonnent et structurent les consciences d’un bout à l’autre du système”.
C’est sa théorie. Mais elle n’est pas étayée par les faits. Des chercheurs ont étudié la façon dont la série télévisée Dallas était perçue un peu partout dans le monde. Ils ont discuté de séries telles que Des jours et des vies et Amour, gloire et beauté avec des étudiants zoulous issus de milieux traditionnels.
Ils ont constaté entre autres que les individus réagissent à ces importations culturelles en fonction de leur propre contexte culturel. Le spécialiste des médias Larry Strelitz s’est rendu compte, en parlant à des étudiants du Kwazulu-Natal, qu’ils étaient loin d’être des réceptacles passifs. L’un d’entre eux, Sipho, qui se décrivait comme “un garçon très profondément zoulou”, disait avoir tiré certains enseignements du feuilleton américain Des jours et des vies, “notamment en ce qui concerne les rapports humains”. Le feuilleton l’avait conforté dans l’idée que “si un homme peut dire à une femme qu’il l’aime, elle devrait pouvoir en faire autant”. Il est peu probable que ce soit là le message que les multinationales capitalistes cherchaient à faire passer.
Les téléspectateurs néerlandais ont moins vu dans Dallas les plaisirs de la consommation ostentatoire chez les superriches – message que les théoriciens de l’impérialisme culturel voient dans chaque épisode de la série – que le fait que l’argent et le pouvoir ne mettent personne à l’abri de la tragédie. Les Arabes israéliens y ont quant à eux vu la confirmation que les femmes maltraitées par leur mari devaient retourner chez leur père. Dire que l’impérialisme culturel “structure les consciences” de ceux qui sont à la périphérie revient à considérer des gens comme Sipho comme des pages blanches sur lesquelles la main du capitalisme écrit ses messages. C’est extrêmement condescendant. Et inexact de surcroît.
Les cultures vivantes ne passent pas d’un état de pureté à un état de contamination. Elles évoluent progressivement d’un syncrétisme à un autre syncrétisme, un processus qui se produit généralement en marge des règles et des dirigeants, dans la conversation qui s’établit de part et d’autre des frontières culturelles. Il ne s’agit pas tant d’une discussion portant sur des arguments ou des valeurs que d’un échange de perspectives. Je ne dis pas que nous ne pouvons pas changer les mentalités, mais les arguments que nous faisons valoir dans nos conversations parviennent rarement à convaincre ceux qui ne partagent pas déjà nos jugements de valeur fondamentaux. Quand nous émettons un jugement, c’est rarement parce que nous avons appliqué des principes bien réfléchis à un ensemble de faits et que nous en avons déduit une réponse. Nous justifions plutôt a posteriori ce que nous avons décidé intuitivement de faire. Et beaucoup de ce que nous tenons intuitivement pour juste ne l’est que parce nous y sommes habitués. Cela ne veut toutefois pas dire que nous ne pouvons pas nous habituer à faire les choses autrement.

Ce qui est aujourd’hui une tradition fut un jour une innovation

Considérons à cet égard la coutume des pieds bandés en Chine, qui a perduré pendant un millénaire et a été quasiment éradiquée en l’espace d’une génération à peine. Les informations diffusées dans les années 1910 et 1920 sur les inconvénients du bandage n’étaient pas nouvelles pour la plupart des gens. Un argument a sans doute davantage porté : le fait que cette pratique n’existait dans aucun autre pays au monde. On assista alors à la création d’associations dont les membres reniaient la coutume et juraient que leurs fils n’épouseraient pas des femmes aux pieds bandés. Le mouvement prit de l’ampleur et on se mit à dénigrer celles qui avaient les pieds bandés. La beauté était devenue laideur ; ce qui était censé embellir le corps était devenu mutilation. On ne peut en appeler à la raison pour expliquer la coutume ni pour l’abolir.
Il en va de même avec d’autres évolutions. Il y a deux générations à peine, la plupart des gens dans la plupart des pays industrialisés pensaient que l’idéal, pour une femme de la classe moyenne c’était d’être une mère et une ménagère. Dans quelle mesure l’abandon de ces idées est-il le résultat d’arguments ? Ne s’explique-t-il pas essentiellement par le fait que nous nous sommes habitués à de nouvelles façons de faire ? “En mathématique, on ne comprend pas les choses, on ne fait que s’y habituer”, aimait à dire avec une pointe de malice John von Neumann, l’un des grands savants de l’après-guerre. Je souhaite que nous nous intéressions à des gens d’autres régions du monde, à leurs civilisations, à leurs arguments, à leurs erreurs, à leurs réalisations, non en vue de parvenir à un consensus, mais parce que cela nous aidera à nous habituer les uns aux autres – ce qui, en cette ère de mondialisation, est une nécessité impérieuse. Si tel est le but, nous ne devons plus avoir peur de nos divergences de vues, ce peut être intéressant. Mais nous n’avons pas nécessairement besoin de tomber d’accord.
Les idéaux de pureté et de préservation ont donné lieu à bien des erreurs au siècle dernier, mais jamais ils n’ont eu grand-chose à voir avec la culture vécue. Nous sommes peut-être à une époque de migrations de masse, mais la diffusion et le métissage de la culture – à travers les voyages, le commerce ou les conquêtes – ne sont pas des phénomènes récents.

Pour nous orienter dans tout cela, il n’y a sans doute pas de meilleur guide qu’un ancien esclave africain du nom de Publius Terentius Afer, plus connu sous le nom de Térence. Né à Carthage, il fut emmené à Rome au début du IIe siècle av. J.-C., et ses pièces de théâtre – des œuvres élégantes et pleines d’esprit qui, avec celles de son prédécesseur Plaute, sont quasiment tout ce qui nous est parvenu de la comédie latine – étaient très appréciées de l’élite romaine. Les lettrés parlaient de “contamination” pour qualifier le style très personnel de Térence, qui puisait librement dans d’anciennes pièces grecques.
Le terme est éloquent. Face à ceux qui défendent un idéal de pureté culturelle, en soutenant la culture authentique des paysans ashantis ou américains, la contamination m’apparaît comme un contre-idéal. Térence avait une compréhension très fine de la diversité humaine. “Autant d’hommes, autant d’opinions”, disait-il. Et c’est dans sa comédie Heautontimoroumenos (Le bourreau de soi-même) que l’on trouve la règle d’or du cosmopolitisme : “Homo sum : humani nil a me alienum puto” (Je suis humain et rien de ce qui est humain ne m’est étranger). Le contexte est éclairant. Un paysan par trop curieux du nom de Chrémès se voit conseiller par son voisin de se mêler de ses affaires. Chrémès répond par son pétulant principe du homo sum. Ce n’est pas un ordre venu d’en haut, mais une façon de justifier son goût du commérage. Et le commérage n’est-il pas l’un des grands moteurs du dialogue entre les cultures ?
L’idéal de contamination a peu de chantres plus éloquents que Salman Rushdie. Pour lui, Les Versets sataniques, roman qui lui a valu une fatwa, “célèbre l’hybridation, l’impureté, le mélange, la transformation issus des combinaisons nouvelles et inattendues entre les êtres humains, les cultures, les idées, les politiques, les films, les chansons. Il se complaît dans l’abâtardissement et redoute l’absolutisme du pur.” Nul doute qu’il peut y avoir une utopie facile et fallacieuse du “mélange”, comme il en existe une de la “pureté” et de l’“authenticité”. Pourtant, la vérité humaine est du côté de la contamination.
Une éthique tenable de la mondialisation doit tempérer un respect de la différence par un respect de la liberté de choix des individus. C’est pourquoi les cosmopolitistes ne cherchent pas à ce que tout le monde rejoigne leurs rangs. Ils savent qu’ils n’ont pas toutes les réponses. Ils ont la modestie de penser qu’ils peuvent apprendre des étrangers ; et l’immodestie de penser que les étrangers peuvent apprendre d’eux.
Kwame Anthony Appiah
The New York Times

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