La laïcité version marseillaise
Courrier International
SOCIÉTÉ - La laïcité version marseillaise
Depuis plus de dix ans, Marseille prend ses aises avec le dogme de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. C’est pourquoi la cité phocéenne a mieux vécu les semaines d’émeutes.
Au début du mois de novembre, alors que l’agitation gagnait la France, le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, a appelé ses administrés au calme en expliquant que la ligne rouge avait été franchie dans d’autres villes. Tout en s’efforçant de maintenir l’ordre dans la cité phocéenne, il a lui-même contribué à franchir une autre ligne rouge, bien française celle-là : la stricte séparation entre l’Eglise et l’Etat. “Ici, nous avons une conception très lâche de la loi de 1905”, expliquait-il quelques jours plus tard dans son bureau qui donne sur le Vieux Port. “La séparation entre l’Eglise et l’Etat n’existe guère.”
La position de M. Gaudin remet pourtant en question l’un des grands principes de la France moderne : l’idée que l’Etat doit être indifférent à l’appartenance religieuse ou ethnique de citoyens théoriquement égaux entre eux. L’action peu commune de ce maire qui cherche à établir le dialogue par le biais de la religion peut expliquer en partie pourquoi cette ville sensible, à la différence d’autres zones urbaines françaises, ne s’est pas embrasée quand la crise a atteint son paroxysme.
Ces dernières années, la municipalité a, par exemple, organisé l’abattage de milliers de moutons pour la fête musulmane de l’Aïd el-Kébir et a réservé de la place dans les cimetières pour des carrés musulmans. Enfin, avec le concours d’instances régionales, elle subventionne des associations culturelles officiellement laïques mais ayant souvent une coloration religieuse ou ethnique. Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure cette politique de la main tendue a contribué à calmer les esprits. Car si le maire a réussi jusqu’ici à maintenir un calme relatif, Marseille demeure une ville sensible, rongée par le chômage et d’autres maux qui, ailleurs, engendrent des violences.
D’aucuns craignent que ce mélange des affaires de l’Etat et de la religion ne favorise l’apparition d’autres problèmes en ébranlant des valeurs communes et en décourageant l’intégration. Mais les autorités de la ville de Marseille et leurs partisans soutiennent que cette politique contribue à calmer le jeu et leur permet d’avoir des interlocuteurs respectés au sein des communautés dont ils seraient, sinon, entièrement coupés. Car Marseille a tout d’une poudrière. Son taux de chômage s’élève à 14 %, un tiers de plus que la moyenne nationale. Ses 800 000 habitants comptent une plus forte proportion d’immigrés – souvent sans emploi – que les autres grandes métropoles de l’Hexagone. Certains syndicats y sont plus militants que dans le reste du pays. Et la situation est potentiellement conflictuelle : environ un quart de sa population est musulmane, dont une majorité d’origine nord-africaine, alors que plus de 20 % des électeurs soutiennent le Front national, connu pour son hostilité envers les immigrés. “En temps ordinaire, souligne le maire, on a cinq à dix voitures incendiées par jour. Au plus fort des émeutes, le bilan quotidien a franchi la barre des vingt, mais Marseille n’a pas connu les violences des ghettos parisiens et elle n’a pas eu recours au couvre-feu ni aux déploiements massifs de forces de l’ordre que l’on a pu voir ailleurs.”
Pour les autorités comme pour la population, ce calme relatif peut s’expliquer par divers facteurs : un climat ensoleillé et des plages publiques ouvertes à tous, un soutien sans faille à une équipe de foot certes médiocre mais idolâtrée et un urbanisme qui a moins ghettoïsé qu’ailleurs les immigrés les plus pauvres. Mais certains pointent aussi du doigt la façon dont Marseille s’est arrangée en douceur avec les dogmes de l’Etat français.
“Ici, nous sommes pragmatiques”, explique M. Gaudin. Depuis son élection, en 1995, ce catholique pratiquant de 66 ans a noué des liens étroits avec les chefs des communautés religieuses. Radio Gazelle, qui a diffusé son appel au calme et commence ses journées par 90 minutes d’émissions religieuses, reçoit, par exemple, des subventions publiques. L’Union des familles musulmanes des Bouches-du-Rhône, qui aide les immigrés à faire face aux problèmes du quotidien, a reçu 20 000 euros de subventions municipales en 2005. Si elle est dirigée par des musulmanes modérées opposées au port du voile et reste ouverte à tous les cultes et groupes ethniques, l’Union a néanmoins décoré son bureau de sourates coraniques et d’une affiche dénonçant le “massacre” des Palestiniens par Israël.
Tendre la main et ne pas oublier le symbole
A l’occasion des obsèques du pape Jean-Paul II, M. Gaudin a accordé, au grand dam des défenseurs de la laïcité, une demi-journée de congé aux employés municipaux désireux de se recueillir. La municipalité a également aidé à la fondation d’un grand centre culturel juif et mené une lutte active contre l’antisémitisme. Selon Zvi Ammar, un homme d’affaires d’origine tunisienne qui dirige le consistoire israélite de Marseille, le nombre d’agressions contre les 80 000 juifs de la ville a fortement chuté depuis l’incendie d’une synagogue en 2002, en partie grâce aux efforts des autorités municipales. La France, affirme M. Ammar, doit se défaire de son “hypocrisie collective qui consiste à invoquer sans cesse la laïcité. La religion, que cela nous plaise ou non, a elle aussi de l’importance.”
En tout état de cause, Marseille s’est montrée prête à adapter les règles nationales. La municipalité a commencé à se rapprocher des communautés religieuses en 1990 en créant Marseille Espérance, une instance présidée par M. Gaudin et qui regroupe les responsables de sept confessions. Avec sa petite équipe payée par la municipalité, cet organisme a contribué à calmer les esprits après l’assassinat, en 1995, d’un jeune musulman par des militants d’extrême droite et au lendemain des attentats du 11 septembre en 2001. Son rôle est surtout symbolique, précise Abderrahmane Ghoul, récemment élu à la présidence du Conseil régional du culte musulman (CRCM), “mais la symbolique n’est pas un jeu, c’est très important”.
Andrew Higgins
The Wall Street Journal
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